Société de Calcul Mathématique, SA

 

Nos mathématiques sont-elles naturelles ? Le cas de la mécanique statistique de l' équilibre

 

par David Ruelle
de l'Académie des Sciences

Repris de l'article de l'auteur, publié dans le Bulletin American Mathematical Society en 1988. Traduit et simplifié avec l'autorisation de l'auteur.

Résumé. Les mathématiques humaines du 20ème siècle sont-elles naturelles, ou procèdent-elles d'une construction logique arbitraire ? On peut se faire une première idée sur cette question mal posée mais fascinante en regardant la physique mathématique. Bon nombre d'idées introduites par une nécessité physique, plus que par une nécessité mathématique, se révèlent ensuite utiles mathématiquement (la mécanique statistique de l' équilibre en a été une source particulièrement riche). De ce fait, l'auteur pense que nos mathématiques pourraient être beaucoup plus arbitraires que nous ne nous plaisons à le penser.

1. Nos mathématiques sont-elles naturelles ?

On raconte que, lorsqu'il gagna le Paradis, Wolfgang Pauli demanda à voir le Créateur et lui demanda d'expliquer pourquoi la constante de structure fine de l'électrodynamique a la valeur 1/137. Le Tout-Puissant alla au tableau, et se mit à écrire des formules pendant deux heures. Pendant ce temps, Pauli resta assis, remuant la tête sans dire un mot. A la fin, la réponse arriva :C^( -1) = 137.0359 Pauli se leva, continuant à remuer la tête, prit la craie et montra une erreur essentielle dans le calcul. Je tiens l'histoire de Res Jost, et je ne parierais pas qu'elle est complètement authentique.

Mais de toute façon, je crois que beaucoup d'entre nous aimeraient poser certaines questions à propos de la physique et des mathématiques à Celui qui sait, --lorsque l'opportunité s'en présentera. Il y a de nombreuses questions évidentes. Par exemple à propos de la non-contradiction des mathématiques : peut-être Dieu a-t-il organisé les choses (comme le suggère Pierre Cartier ( P. Cartier : La pratique et les pratiques des mathématiques, Encyclopédie Philosophique Universelle, Presses Univ. de France , Paris, 1988) de telle sorte que les axiomes de la théorie des ensembles sont contradictoires, mais qu'une preuve de la contradiction serait si longue qu'elle ne peut être réalisée dans notre univers physique ? Notre univers est-il le meilleur des mondes possibles ? Est-il seul de cette sorte, ou bien la constante de structure fine pourrait-elle être différente de ce qu'elle est ? Quelle sorte de mathématiques pourrait être développée par des êtres intelligents vivant sur une autre planète ? Ou dans un autre univers avec des lois physiques différentes ?

Henri Poincaré remarqua un jour que, pour qu'une question ait un sens, il faut pouvoir concevoir une réponse qui ait un sens. Ce n'est pas nécessairement le cas des problèmes ci-dessus. En fait, les problèmes qui nous intéressent le plus sont souvent difficiles à formuler. De ce fait, nous nous contentons de moins : nous étudions des questions qui sont bien définies mathématiquement, mais qui sont en quelque sorte futiles philosophiquement.

Je voudrais ici considérer un aspect modeste d'une question ambitieuse. Voici la question : "Dans quelle proportion nos mathématiques humaines du 20ème siècle sont-elles naturelles ?'' Je définirais les mathématiques comme une construction logique, reposant sur les axiomes de la théorie des ensembles. La question est : "dans quelle mesure la construction existante dépend-elle de la nature humaine et de la condition humaine ?'' Les caractéristiques humaines et les accidents historiques ne devraient pas changer la valeur de vérité des théorèmes, mais pourraient influencer considérablement la direction prise par la recherche mathématique et la manière dont sont organisés les résultats obtenus. J'ai proposé le problème de la naturalité de nos mathématiques dans sa généralité ambitieuse, mais en fait je vais me restreindre à un aspect plutôt modeste. Avant de l'aborder, cependant, je veux faire observer que peut-être d'ici quelques décades nous allons voir à quoi ressemblent des mathématiques non-humaines.

Je ne suis pas en train de prévoir l'arrivée imminente de petits hommes verts venant du cosmos, mais simplement l'invasion des mathématiques par les ordinateurs. Comme l'esprit humain est une sorte d'ordinateur naturel, je ne vois aucune raison pour que la variété artificielle ne puisse pas faire mieux que la naturelle dans cette tâche spécialisée qu'est la recherche mathématique.

Mon impression est que dans 50 ou 100 ans (ou bien 150), les ordinateurs rivaliseront à leur avantage avec l'esprit humain, et que leur style mathématique sera plutôt différent du nôtre. De longues vérifications de calcul (numérique ou combinatoire) ne les gêneront en rien, et ceci devrait conduire non seulement à des types de démonstrations différents, mais à des types de théorèmes différents.

Quoi qu'il en soit, je reviens aux mathématiques humaines. Historiquement, l'investigation de l'univers physique dans lequel nous vivons a été de première importance pour façonner nos mathématiques. La géométrie vient de l'étude de l'espace physique, les équations différentielles sont liées à la mécanique, etc. Mais il est clair que les mathématiques du 20ème siècle produisent largement leurs propres problèmes, et que la physique n'est qu'une source d'inspiration secondaire. Le rêve de Bourbaki, et celui de plusieurs générations de mathématiciens, a été de trouver les structures naturelles de l'analyse , et de les développer pour leur mérite propre. On peut probablement dire que ce rêve a été la source d'inspiration la plus puissante et la plus féconde pour les mathématiques de ce siècle. Le rôle de la physique, puis celui de l'informatique, a été important mais moins central.

On peut aussi penser que nos mathématiques ont un coeur central naturel, bien que des branches importantes puissent être influencées ou motivées par des applications physiques ou informatiques. Les relations nombreuses que l'on observe entre différentes branches des mathématiques confortent l'idée d'un coeur central naturel. Des petits hommes verts venant du cosmos auraient un coeur central analogue pour leurs mathématiques ; peut-être serait-il présenté de manière tout à fait différente, mais dans leur langue à eux il y aurait un théorème disant que l'image d'un compact par une application continue est compacte.

C'est cette confiance en la présence d'un coeur central naturel que je voudrais remettre en cause ici. Mon sentiment est que le coeur central de nos mathématiques et celui des mathématiques des petits hommes verts peuvent n'avoir pas grand chose de commun. Nous avons confiance en la naturalité de nos mathématiques à cause de leur unité : des relations nombreuses sont observées entre des branches différentes. Mais ce n'est pas l'unité des mathématiques que nous mettons en cause : les mathématiques des petits hommes verts peuvent avoir beaucoup de relations avec les nôtres, tout en n'ayant pas grand chose de commun. Pour prendre une image géométrique un peu pédante, pensez aux différentes branches des mathématiques comme à des billes (de même diamètre, pour simplifier). On peut en avoir un nombre arbitrairement grand, les billes se touchant deux à deux (pourvu que nous soyons dans un espace de dimension suffisamment grande). On peut donc facilement imaginer nos billes, et les billes des petits hommes verts, proches les unes des autres, et cependant complètement disjointes.

Très bien, me direz-vous, mais comment peut-on prétendre que nos mathématiques ne sont pas naturelles, sans se référer aux ordinateurs du futur ou aux petits hommes verts du cosmos ? Ce que je voudrais est faire appel à la physique mathématique. Plus précisément, je vais rechercher des exemples d'idées mathématiques, ayant une origine physique, qui se révèlent mathématiquement naturelles et utiles, mais qui ne se seraient pas imposées d'elles-mêmes, si elles ne nous avaient pas été données de l'extérieur, pour ainsi dire. Je prétends que la Mécanique Statique de l'Equilibre (M.S.E.) donne des exemples de ce type.

Mais avant de s'attaquer à cette affirmation modeste, je dois expliquer ce que les idées mathématiques d'origine physique sont supposées être. Comprendre l'univers en termes de constructions mathématiques ou lois n'est pas une affaire simple. A l'évidence les lois de la physique ne sont pas décrétées arbitrairement par l'homme. Elles ne sont pas non plus proclamées sans ambiguité par la Nature elle-même. En fait, le mystère demeure : pourquoi la Nature peut-elle être si bien décrite par des constructions mathématiques ? (voir le beau papier d'Eugène Wigner sur la"déraisonnable effectivité des mathématiques dans les sciences de la nature'' ( E. Wigner, The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences, Comm. Pure Appl. Math. 13, 1960, 1-14. ). Nous ne nous occuperons pas de ce mystère ici, ni ne discuterons l'épistémologie de la physique. Tout ce qui nous intéresse est que certaines branches de la physique, en particulier la MSE, donnent naissance à des concepts mathématiques profonds, qui nous sont imposés par l'étude des lois de la physique. Il aurait fallu très longtemps pour atteindre ces concepts dans une étude mathématique dépourvue de l'influence de la physique.

2. M.S.E. comme source de concepts mathématiques .

La physique mathématique consiste en l'analyse d'idéalisations mathématiques particulières, pour des classes différentes de phénomènes naturels. Dans le pire des cas, cela donne naissance à une multitude de petits problèmes mathématiques épars et sans intérêt particulier. Assez souvent, cependant, les petits problèmes demandent à être insérés dans une théorie plus large, et ce procédé d'agrégation conduit à un nouveau champ mathématique où les concepts viennent de la physique, souvent avec une nécessité mathématique impérieuse.

Un fait plutôt étonnant à première vue est que le processus d'agrégation que nous venons de mentionner peut réunir des domaines de physique sans rapports entre eux. Une partie de l'explication à ceci est sociologique, et tient à l'existence d'une communauté de physiciens-mathématiciens. Mais une autre raison -essentielle- au fait que ces idées neuves servent à organiser des branches de la physique sans lien entre elles est que ces idées sont mathématiquement naturelles.

Par exemple, dans un passé récent, les idées et méthodes de la M.S.E. ont envahi la théorie quantique relativiste, au point de causer pratiquement une fusion des deux branches. Dans une direction complètement différente, les concepts de la M.S.E. se sont révélés utiles dans l'étude des systèmes dynamiques différentiables, et à partir de là dans la discussion du chaos et de la turbulence hydrodynamique. Remarquons que la relation obtenue ainsi entre la mécanique statistique et la dynamique des fluides est purement mathématique : elle n'a rien à voir avec le fait que le fluide à étudier est aussi décrit --à l'échelle microscopique-- par la mécanique statistique (des états non en équilibre).

Outre la contribution de la M.S.E. à l'étude des systèmes dynamiques différentiables, déjà mentionnée, il y a eu des apports à d'autres branches des mathématiques. Rappelons-nous que la théorie ergodique a son origine historique dans la mécanique statistique. La définition de l'entropie vient de la mécanique statistique et a été utilisée par Claude Shannon pour introduire le concept d' information , qui à son tour a donné l'invariant de Kolmogorov-Sinai en théorie ergodique. Dans une direction complètement différente, la condition KMS pour l'équilibre en mécanique statistique quantique a joué un rôle important dans le développment de la théorie de Tomita-Takesaki des automorphismes modulaires dans les algèbres de Von Neumann.

Revenons à notre question d'origine, celle de la "naturalité'' de nos mathématiques. Il y a des voies naturelles selon lesquelles les mathématiques se développent : en essayant de résoudre des questions qui apparaissent intéressantes, en utilisant des méthodes qui paraissent efficaces. Assez souvent, un long développement conduit à un résultat qui maintenant paraît central, et on construit un raccourci jusqu'à ce résultat, ce qui impose un changement de point de vue. Ceci signifie que ce qui est considéré comme naturel varie avec le temps. Par exemple, le parallélisme entre théories mathématiques (comme la "dualité'' en géométrie projective) a été observé depuis longtemps et utilisé de manière heuristique. Mais aujourd'hui on trouverait ridicule de démontrer deux séries de théorèmes parallèles, en s'émerveillant constamment de leur correspondance : on essaierait plutôt de définir un isomorphisme entre les deux théories et de se débarrasser de l'une d'entre elles.

Introduisons maintenant la physique dans notre dessin. Du fait de critères particuliers de signification, ce qui est naturel du point de vue de la physique est souvent très différent de ce qui apparaît naturel mathématiquement. J'ai déjà dit que cette intrusion de la physique a été relativement modeste au cours de ce siècle ; cela suffit toutefois pour mettre en question la naturalité de nos mathématiques. Des développements historiques différents peuvent être conçus, comme nous l'avons dit, et comme le montrent les exemples indiqués et bien d'autres encore.

Il est peut-être temps de s'essayer avec précaution à des conclusions, tout en se souvenant que la question de la naturalité de nos mathématiques n'est pas un problème bien posé. L'influence des accidents historiques ne devrait pas être surestimée ; certains concepts, tels ceux des nombres réels, ou des groupes seraient apparus tôt ou tard dans le développement des mathématiques humaines. Cependant, il est frappant que certaines idées mathématiques de premier plan ne viennent pas de la logique interne du développement mathématique, mais proviennent de l'extérieur. D'autres circonstances externes sont concevables, qui auraient conduit à des mathématiques différentes. A quel point ? Mon point de vue est que les mathématiques humaines pourraient être très différentes de ce qu'elles sont.

Je pense de plus que, quelle que soit la naturalité que nos mathématiques peuvent avoir, elle n'est pas due tant à la nécessité logique qu'à la nature particulière de l'esprit humain. Je veux dire : la façon dont notre "pensée logique'' est liée à l'intuition visuelle et à des "langages naturels'' illogiques. Je veux dire aussi : notre goût, différent d'un individu à l'autre, pour les formulations courtes que nous appelons "élégantes'' et pour les types de démonstrations assez répétitives que nous appelons "naturelles''.

Ceci ne dit pas que les mathématiques soient une construction arbitraire. A l'évidence, ce n'est pas le cas : c'est un sujet structuré, et en un sens ce n'est rien d'autre qu'une structure. Cette structure n'a pas été conçue pour que nous la comprenions, et cependant l'esprit humain peut la saisir : c'est cela qui rend les mathématiques si fascinantes. Nous aimons penser à la découverte de la structure mathématique comme à une marche sur un chemin tracé par les Dieux. Mais, comme le dit Antonio Machado, peut-être n'y a-t-il pas de chemin :

[Marcheur, tes pas / forment le chemin ; rien de plus / marcheur, il n'y a pas de chemin / tu fais le chemin en marchant].

David Ruelle
Institut des Hautes Etudes Scientifiques
Route de Chartres, 91440 Bures sur Yvette

 

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